En 2020

L’écri­ture manus­cri­te… tout un sport.

Fin d’après-midi. L’été succombe mais sa chaleur esti­vale n’en finit pas. Paris surchauffe et moi avec. La mine réjouie de ses habi­tants me laisse penser qu’ils sont heureux. C’est beau d’ima­gi­ner que les mines que je croise sont dans une phase de réjouis­sance ou d’eu­pho­rie mais au final, je n’en ai aucune idée car un masque couvre une partie de leur visage. Depuis le décon­fi­ne­ment, ce bout de tissu possède une qualité indé­niable : le filtre. Ce procédé permet à notre regard d’être soulagé de la vue de tronches renfro­gnées, grin­cheuses, hargneuses ou passives de certains Fran­ci­liens dans les trans­ports en commun ou dans la rue. Main­te­nant les expres­sions sont biai­sées, elles semblent inex­pres­sives et le mystère demeure intact sur la forme des nez et des lèvres. Alors je profite de l’ins­tant présent et surtout, j’éclipse l’idée de la grisaille autom­nale. La troi­sième saison est en action et bien­tôt la pluie et le vent seront au rendez-vous. Chic ! On va pouvoir encore se plaindre.

Pour le coup, qu’il fasse chaud ou non, qu’il pleuve ou non, cela ne contra­rie en rien l’ac­ti­vité prévue. Aussi, je me dirige vers le fond de la salle du bar. J’aime cette partie de la pièce non pas pour sa déco­ra­tion ou pour son silence, il y a toujours quelques étudiants qui squattent le lieu pour boire des pintes de bière et racon­ter leur coup d’un soir réussi. Mais sans vrai­ment y appor­ter des détails crous­tillants au grand dam de mes oreilles curieuses. D’autres en revanche, plus studieux, travaillent leurs cours. Mais si j’ap­pré­cie autant cette partie de la pièce, c’est qu’il y a une immense porte-fenêtre par laquelle le soleil expire ses dernières forces en submer­geant le lieu de sa douce lumière. Quand l’une des deux tables est inoc­cu­pée, je m’as­sieds sur le banc en skaï rouge face à la salle, je pose mes affaires dessus et furti­ve­ment, je laisse mon regard vaga­bon­der dans la rue. Sans vrai­ment prêter une atten­tion parti­cu­lière, j’ob­serve juste les badauds masqués noncha­lants ou les exci­tés du pas rapide. 

Mais pour être honnête, je choi­sis aussi cet empla­ce­ment pour la prise de courant élec­trique sur laquelle est bran­chée une multi­prise à dispo­si­tion des clients. Pour alimen­ter son ordi­na­teur, c’est plutôt pratique. Mais aujourd’­hui, je ne l’ai pas emmené. Dans le passé, pour diverses raisons, il m’est arrivé de ne pas écrire une ligne et dans ce cas mon épaule gauche suppor­tait un poids mort dans ma besace. Alors, je marmon­nais que j’étais bien con de me trim­ba­ler avec un objet inutile. Et quand les deux empla­ce­ments situés au fond de la salle du bar étaient déjà occu­pés, il fallait être sûr que la batte­rie soit bien char­gée ou d’en avoir une de rechange pour ne pas tomber en rade. Mais en géné­ral, je l’ou­bliais. Donc, je tombais en rade. Et pour ne pas chan­ger mes habi­tudes, je râlais pour me défou­ler. Mais là, sur moi, je n’ai qu’un simple cahier à petits carreaux trouvé dans mon studio juste avant le départ. Des mois qu’il traî­nait sur mon bureau sous une pile de livres. J’ai égale­ment rapporté des stylos dans une trousse, tout cela ne pèse pas très lourd dans ma besace. 

Troquer mon ordi­na­teur pour un cahier d’éco­lier n’est pas un acci­dent. Encore moins une erreur de ma part. Il faut dire que le matin même, j’avais lu un article sur un site expliquant les diffé­rences entre l’écri­ture manus­crite et celle dite numé­rique. Je ne sais plus comment je suis tombé dessus mais cela expliquait que pour la première, le mouve­ment de la main donne la forme visuelle de la lettre et créé une mémoire senso­ri­mo­trice propre à chaque lettre. Quant à la seconde écri­ture, la mémoire senso­ri­mo­trice n’est pas acti­vée, donc le mouve­ment d’écri­ture ne relie plus la forme de la lettre. Selon l’au­teur de l’ar­ticle, nous effec­tuons davan­tage de fautes d’or­tho­graphe avec le deuxième procédé car nous ne photo­gra­phions plus les mots. En voilà une belle excuse toute trou­vée qui justi­fie mes fautes : « Pas moi, c’est elle (ma mémoire) qui ne retient rien ! » Les para­graphes suivants deve­naient un peu plus scien­ti­fiques, voire carré­ment tech­niques en expo­sant le fait qu’une personne écri­vant à la main ne gère qu’un seul hémi­sphère. Pour un droi­tier, celui de gauche, et vice-versa. Pour l’écri­ture numé­rique, la personne tapant des deux mains sur le clavier, même en utili­sant qu’un seul doigt par main comme moi, solli­cite simul­ta­né­ment les deux hémi­sphères céré­braux. Le gauche et le droit doivent commu­niquer entre eux mais ils ne sont pas habi­tués à une telle inter­ac­tion synchrone. C’est plus ou moins ce que j’ai compris en lisant l’ar­ticle et je visua­lise très bien l’image de mon cerveau surchauf­fant sous mon crâne.

Main­te­nant, je relève le défi de rédi­ger un texte dans ce cahier à petits carreaux. Après une première page noir­cie, je regarde l’ongle de mon pouce droit négli­gem­ment entre­tenu s’en­fon­cer dans la peau de mon index lorsque les deux doigts main­tiennent le stylo pour le faire glis­ser sur la page de mon cahier. La confron­ta­tion physique entre les deux membres de ma main, je n’en ai plus l’ha­bi­tude. Le pire étant de ressen­tir mes doigts se cris­per sur le stylo à bille et de ne plus savoir comment l’orien­ter sur le papier pour former les belles courbes qui modèlent les lettres majus­cules et minus­cules. Si je persiste à contrac­ter autant mes doigts, ils s’en­gour­dissent et cette sensa­tion remonte jusqu’à mon avant-bras droit. Aurait-il fallu que je m’en­traîne avant l’exer­cice ? Trop tard, je souffle comme un spor­tif et je grimace à chaque ligne passée. Si les clients du bar m’ob­servent de là où ils sont assis, ils voient mon visage rougir lais­sant appa­raître un rictus. Peut-être croient-ils que je suis constipé et que j’es­saye tant bien que mal de me soula­ger d’un poids ? Au bout d’une heure, je remplis trois pages de cahier d’une écri­ture cursive mal assu­rée et malha­bile sans que les phrases n’aient de ryth­mique ou de style ; j’ai perdu la pratique gestuelle de la rédac­tion d’un texte ; j’ai l’im­pres­sion de buter sur chaque mot. Mais c’est un premier jet et le procédé me procure du plai­sir. Toute­fois, je ne suis pas sûr de pouvoir me relire.

Ce qui devait être un jeu d’en­fant de consi­gner comme dans ma jeunesse un para­graphe ou deux sur ce que je pour­rais appe­ler des notes person­nelles fut un exer­cice éprou­vant. En plus, il n’y a pas de correc­teur de fautes inté­gré dans le cahier. Impos­sible alors d’ef­fa­cer, de coller, de couper ni de reprendre le début du para­graphe en rajou­tant une phrase supplé­men­taire ou en amélio­rant le texte figé comme nous pouvons le pratiquer sur un trai­te­ment de texte. Le seul point posi­tif dans cette histoire, l’im­pos­si­bi­lité de surfer sur Inter­net et d’être dispersé avec un cahier. Aussi, mon esprit se foca­lise sur ce que je souhaite écrire. Mais pour être honnête avec vous, j’ai sur la table mon smart­phone. Alors de temps en temps, lorsque je n’ar­rive plus à me concen­trer sur mes phrases, je regarde si ma commande de livres est enre­gis­trée : 2 eBook sur Charles Bukowski. Ensuite, la personne située à ma gauche se plaint que le patron du bar mélange du maïs salé avec les caca­huètes. J’opine du chef et je discute quelques instants avec lui. Tout cela m’épuise, je referme mon cahier et je me dis que j’ai enfin le sujet de ma prochaine chro­nique.

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