La Plume Culturelle

Isabelle Chaigne : « Il manquait ici, dans le passé, un petit maillon pour le repé­rage de talents. »

Isabelle Chaigne, l’ac­tuelle direc­trice de l’Autre Canal à Nancy, nous ouvre les portes de l’unique scène musi­cale actuelle de Lorraine. Elle revient avec nous sur les diffé­rentes étapes du projet et la voca­tion de l’éta­blis­se­ment public dans le domaine cultu­rel, mais égale­ment sur le bilan de la première année écou­lée.

La Plume Cultu­relle : On connaît l’Autre Canal pour sa program­ma­tion de concerts de musique actuelle. Quelles sont ses autres missions ? 

Isabelle Chaigne : La mission première d’une struc­ture comme la nôtre est, d’une part, d’ai­der les forma­tions musi­cales dans leur parcours de créa­tion, de répé­ti­tion, de commu­ni­ca­tion, de mise en place pour la scène et de leur propo­ser des outils dans la diffu­sion de leurs œuvres. D’autre part, d’ac­com­pa­gner les groupes régio­naux afin qu’ils puissent être repé­rés par des tour­neurs au niveau natio­nal. Enfin, de leur faire prendre conscience que s’ils évoluent dans un secteur à la fois artis­tique et écono­mique, il ne faut jamais perdre de vue cette double consi­dé­ra­tion, sinon c’est la catas­trophe. Nous avons aussi une voca­tion de diffu­sion qui nous permet de dispen­ser une écoute atten­tive et bien­veillante aux forma­tions locales ainsi qu’au­près d’ar­tistes natio­naux et inter­na­tio­naux, et notre sélec­tion s’opère en fonc­tion de l’éclec­tisme, de l’in­no­va­tion, ou de la noto­riété des artistes, de tout ce qui draine du public.

LPC : Comment se fait-il que l’Autre canal soit l’unique struc­ture publique de la scène musi­cale actuelle en Lorraine ?

IC : La Lorraine a été très en retard par rapport aux autres régions françaises. On peut dire que c’est l’Ouest de la France qui est le plus riche avec de nombreuses scènes musi­cales actuelles, même s’il reste beau­coup à faire. Le parent pauvre, ça a été globa­le­ment l’Est, même s’il existe des lieux emblé­ma­tiques comme la Carton­ne­rie à Reims, la Laite­rie à Stras­bourg ou le Nouma­trouff à Mulhouse. Quant à la Lorraine, son retard colos­sal était rela­ti­ve­ment criant. Pour­tant lorsqu’on vient dans la région, on s’aperçoit qu’il existe un réel poten­tiel de groupes, dotés de très nombreuses esthé­tiques diffé­rentes, plutôt bons, et qu’il a manqué ici, dans le passé, un petit maillon destiné au repé­rage des talents.

LPC : A quoi est dû ce retard dans notre région ?

IC : A mon avis, d’une part, à une prise en compte tardive de ce secteur par les hommes poli­tiques en Lorraine, et d’une façon géné­rale dans l’Est de la France, mais d’autre part, je pense, égale­ment à des soucis écono­miques. Le chômage et le déclin puis l’ef­fon­dre­ment de la sidé­rur­gie n’ont pas aidé, et dans ces situa­tions de crise, la mise en place de scènes musi­cales n’était pas la prio­rité. Et puis peut-être que les acteurs de la musique actuelle n’avaient pas assez d’écho, ou ne présen­taient pas suffi­sam­ment de reven­di­ca­tions à ce moment-là. Enfin, il ne faut pas oublier que le dépar­te­ment de la musique actuelle dépen­dait jusqu’en 1994 du Minis­tère de la jeunesse. Ça ne rentrait pas dans le champ de l’art, c’était plutôt le domaine des jeunes. Pour sché­ma­ti­ser, on se deman­dait avant tout comment les occu­per avec de la musique, et celle-ci n’était pas un sujet qu’af­fec­tion­naient les poli­tiques lors des réunions minis­té­rielles. Dès lors qu’en 1995, la musique actuelle est rentrée dans le giron du Minis­tère de la culture, les élus, je parle au niveau natio­nal, ont commencé à en débattre et à en discu­ter. Il leur a fallu du temps pour s’ap­pro­prier ces nouveaux aspects cultu­rels et les mettre en œuvre.

LPC : Vous êtes origi­naire de Poitiers. Qu’est-ce qui vous a moti­vée pour venir en Lorraine diri­ger l’Autre Canal ? 

IC : Ma venue en Lorraine est d’abord un hasard. Initia­le­ment, on m’avait invi­tée en tant qu’ex­perte de musiques actuelles dans un jury, afin de recru­ter une personne comme chef de projet pour la réali­sa­tion du Centre régio­nal des musiques actuelles (l’Autre Canal). Mais à la fin des entre­tiens, le jury n’a retenu personne. Ensuite, on m’a solli­ci­tée pour le poste. J’ai tout de même réflé­chi avant de venir dans la région car j’avais d’autres respon­sa­bi­li­tés à Poitiers au Confort Moderne, et je ne cher­chais pas de travail. Mais comme tout était à faire dans ce projet et que les acteurs poli­tiques locaux ou natio­naux n’y croyaient pas vrai­ment, – nous étions en période élec­to­rale pour les muni­ci­pales de 2001-, mais néan­moins se posaient les bonnes ques­tions, je me suis dit que je pouvais servir à quelque chose. Pour que cela m’in­té­resse, il faut qu’il y ait un enjeu et que je sois utile à un projet, sinon ça ne va pas. Ce qui me fait fonc­tion­ner ?… les chal­lenges, c’est ce qui me plaît et me motive !

LPC : Pourquoi la popu­la­tion et les élus locaux n’y croyaient-ils pas ? Les élec­tions muni­ci­pales étaient-elles le seul motif, ou bien la mécon­nais­sance de la musique actuelle n’a-t-elle pas contri­bué à cette méfiance ?

IC : On a vu assez souvent, au niveau natio­nal, des annonces présen­tées par les poli­tiques avant les élec­tions, et ensuite, il ne se passe pas forcé­ment grand-chose. Donc, lorsque je suis arri­vée comme chef de projet, d’un côté certains se posaient des ques­tions sur les effets d’an­nonce, et de l’autre on accor­dait aux élus locaux peu de confiance pour écou­ter réel­le­ment les acteurs de la musique actuelle. A l’époque, on ne me connais­sait pas. Mais ces derniers avaient eu des échos posi­tifs sur la qualité et le profes­sion­na­lisme qu’on attri­buait au travail du Confort Moderne, la struc­ture d’où je venais. J’ex­plique souvent aux asso­cia­tions, ou à qui veut l’en­tendre, qu’il faut arrê­ter de penser qu’un élu aime le rock’n roll. Il peut l’ai­mer mais on s’en fiche… s’il ne l’aime pas. Moi, ce qui retient mon atten­tion c’est la poli­tique cultu­relle qu’il souhaite mener pour répondre aux attentes de la popu­la­tion.

LPC : Quel poste aviez-vous à Poitiers ?

IC : Durant huit ans, j’étais direc­trice d’une struc­ture pratique­ment semblable à l’Autre Canal et appe­lée Confort moderne. Ce lieu existe depuis 1985 grâce à des initia­tives indé­pen­dantes des insti­tu­tions poli­tiques qui, au départ, ne nous soute­naient pas. Nous étions en rela­tion avec le monde asso­cia­tif et les groupes locaux, même les plus rebelles et nous avons réussi à tisser un bon réseau. Par mon métier et mon carnet d’adresses, je suis deve­nue vice-prési­dente de la fédé­ra­tion de la Fédu­rok (réseau natio­nal d’ex­ploi­tants de clubs et de salles de concerts), et à ce titre-là et parce que j’étais direc­trice d’une struc­ture assez impor­tante, j’étais en rela­tion avec le Minis­tère de la culture. Avec les années j’ai donc acquis une expé­rience certaine dans la connais­sance de trois domaines impor­tants : l’un­der­ground, les profes­sion­nels du milieu artis­tique et le secteur poli­tique.

LPC : Si vous aviez une défi­ni­tion à donner concer­nant la musique actuelle, que serait-elle ? 

IC : Alors si je n’ai pas le temps d’épi­lo­guer sur le sujet, je dirais que la musique actuelle, c’est tout ce qui n’est pas musique clas­sique (rire). Et plus sérieu­se­ment, celles qui se trans­mettent par l’ora­lité et non pas par l’écrit, notam­ment les parti­tions. Atten­tion, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas écrire une parti­tion en rock. Mais en géné­ral, il y a effet de repro­duc­tion par l’écoute et de produc­tion par l’écoute collec­tive de la forma­tion musi­cale. Pour moi, le secteur de la musique actuelle, c’est l’ou­ver­ture et l’éclec­tisme avec l’écoute et le respect des autres. Comme ces musiques touchent des couches sociales et des âges complè­te­ment diffé­rents dans la popu­la­tion, avec des modes vesti­men­taires et de commu­ni­ca­tions spéci­fiques à chaque public, eh bien nous, à l’Autre Canal, nous savons nous adap­ter systé­ma­tique­ment.

LPC : Le 15 mars 2008, L’Autre Canal fête sa première bougie. Quel bilan faites-vous de la première année de fonc­tion­ne­ment ?

IC : Ce qui me marque pour cette première année d’ou­ver­ture, c’est lorsqu’on me dit « Tiens, ça ne fait qu’un an que l’Autre Canal existe » ou « ah bon, ça fait déjà un an ! » J’ai l’im­pres­sion que la popu­la­tion intègre L’Autre Canal dans le paysage cultu­rel tout natu­rel­le­ment comme si la struc­ture exis­tait depuis toujours, bon d’ac­cord pas comme la place Stanis­las… Mais en Lorraine et davan­tage à Nancy, notre travail de préfi­gu­ra­tion depuis six ans a porté ses fruits. L’équipe, la struc­ture et son acti­vité ne sont pas arri­vées ici comme un cham­pi­gnon qui vien­drait tout juste de pous­ser devant nous. Non, c’est un ensemble de choses qui ont maturé depuis 2000. Ensuite nous touchons des tranches d’âge très diffé­rentes, en accueillant un public d’une très grande mixité sociale. La saison dernière, nous avons accueilli un peu plus de 60 000 personnes. Enfin, nous avons aussi orga­nisé des portes ouvertes afin de permettre à la popu­la­tion de visi­ter les lieux car les gens sont curieux. En tout cas, je suis satis­faite de cette première année même si on doute toujours du résul­tat, ça fait partie du métier. Seul bémol : nous voulions que l’Autre Canal devienne un vrai lieu de vie, en propo­sant, hors période de spec­tacle, la possi­bi­lité au public de venir boire un verre à notre bar du mercredi au samedi avec des DJ en soirée. Hélas, cela n’a pas pris et on a dû arrê­ter. Dans la tête des gens, un lieu de culture, ce n’est pas un lieu de vie où on vient boire un verre avec les amis… j’avais mis la barre… un peu haut.

LPC : Qu’a­vez-vous prévu pour la soirée anni­ver­saire de l’Autre Canal ?

IC : Alors là, je peux déjà vous dire que la soirée sera aussi inou­bliable que celle de l’ou­ver­ture, avec une program­ma­tion éclec­tique où la décou­verte et la curio­sité seront de mise. Je crois qu’il faut inci­ter les gens à la curio­sité. Et puis nous avons aussi créé une dyna­mique depuis le 15 mars 2007 avec un peu plus de 120 concerts. Nous espé­rons bien conti­nuer ainsi et pour long­temps.


Article publié le 5 mars 2008 dans le bimé­dia lorrain La Plume Cultu­relle.

Photo : © LPC|FM – Le local du centre d’Art contem­po­rain Faux Mouve­ment.


 

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