La Plume Culturelle

Yan Lindingre : « mettre en scène des humains comme dans une petite porche­rie, c’est assez marrant ! »

Yan Lindingre n’a pas sa langue dans sa poche et encore moins lorsqu’il dégaine son feutre ou son stylo pour dépeindre ses semblables. Il nous raconte le début de sa carrière d’illus­tra­teur, nous touche un mot sur ses albums, nous donne son point de vue sur l’art contem­po­rain et les deniers publics et enfin nous explique son licen­cie­ment au sein de l’école des Beaux-arts de Metz pour une histoire de cochons !

La Plume Cultu­relle : Comment avez-vous commencé votre carrière dans le dessin ?

Yan Lindingre : Tout simple­ment lorsque je suis sorti des Beaux-Arts de Metz en 1993, j’ai tâté les diffé­rentes possi­bi­li­tés et oppor­tu­ni­tés qui s’of­fraient à moi dans la presse quoti­dienne régio­nale. Mais cela me semblait assez diffi­cile de persé­vé­rer et le secteur était plutôt bouché. Pour­tant, j’ai toujours fait du dessin d’hu­mour mais je n’avais pas trop la possi­bi­lité de monter sur Paris, tout cela me semblait quelque peu compliqué alors j’ai suivi une autre voie profes­sion­nelle comme graphiste jusqu’au jour où j’ai eu un peu de temps pour moi, lorsque je suis devenu profes­seur en 2001. A cette époque, je me suis remis au dessin d’hu­mour. J’ai eu des premières touches avec L’Écho des Savanes notam­ment, puis avec les hors-séries de Fluide Glacial en dessi­nant des cartoons et c’est fina­le­ment ce qui a permis que je paraisse de façon spora­dique dans la presse. Pour­tant cela ne me permet­tait pas de bosser sérieu­se­ment dans le milieu du dessin d’hu­mour car ce qui était demandé dans les canards, c’était plutôt de la bande dessi­née, une planche est plus facile à inté­grer dans une page que des dessins épar­pillés.

LPC : Comment en êtes-vous arrivé à la bande dessi­née ?

YL :C’est Fluide Glacial qui m’a tendu la perche grâce au rédac­teur en chef de l’époque, Albert Algoud, qui voulait que je me mette à la BD. Je m’y suis mis réel­le­ment dans un deuxième temps, car faire de la bande dessi­née et des dessins d’hu­mour, ce n’est pas tout à fait pareil. Donc fina­le­ment, je suis pratique­ment un débu­tant car j’ai appris sur le tas et tardi­ve­ment… quoique je le sois un peu moins main­te­nant (rire). J’ai débuté avec une première série dans Fluide Glacial qui s’in­ti­tu­lait Jeunesse de France et je peux te dire que j’ap­pre­nais en même temps que je dessi­nais car sur les premiers épisodes, on m’a demandé de recom­men­cer plusieurs fois mon travail jusqu’à ce que ce soit bien cali­bré pour le jour­nal, puis j’ai enquillé tous les mois une histoire jusqu’à l’al­bum. Ensuite un nouveau rédac­teur en chef est arrivé qui n’était pas très convaincu par cette série, et j’en ai profité pour faire un One Shot (bande dessi­née en un seul volume, en parti­cu­lier un manga ou pour des romans graphiques) sur Titine au bistro qui était une paro­die de Martine. Fina­le­ment ça a plu, j’en ai fait un album, puis un deuxième et en ce moment je bosse sur le troi­sième.

LPC : Grâce à Fluide Glacial, vous avez décou­vert un nouvel univers et en même temps une école, si je vous comprends bien ?

YL : Oui abso­lu­ment puisque sans eux, je n’au­rais jamais fait de BD, je me serais contenté d’édi­ter des petits bouquins auto publiés ou de caser des dessins dans la presse comme je le fais à côté dans des maga­zines comme Phos­phoreQue choi­sir ou l’Equipe, par exemple. Vrai­sem­bla­ble­ment je serais resté dans l’illus­tra­tion d’ar­ticles. Avec Fluide, j’ai pu mettre le pied à l’étrier avec la bande dessi­née et dans un deuxième temps, j’ai pu réali­ser des scéna­rios pour les autres et colla­bo­rer avec des dessi­na­teurs.

LPC : Pratique­ment dans tous vos ouvrages le bistro est mis en avant. Le comp­toir est-il le lieu qui reflète notre société ?

YL : Chez Fran­cisque, au départ cela ne devait pas se passer dans un bar, je ne l’avais pas écrit comme ça. C’est Manu Larce­net qui a décidé de le reca­drer dans un bistro pour un couple de vieux cons que j’avais créé et qui s’ex­pri­maient sur la société à leur manière avec des idées fachos. Pour Titine au bistro, l’am­biance est diffé­rente car les person­nages présents dans le bar n’ont rien d’autre à faire que la bringue quelque peu décom­plexée alors qu’ils sont dans la mouise. Prenons l’exemple de la Grande-Bretagne où l’on trouve au sein des classes les plus pauvres, un certain sens de la bringue qui est moins affirmé en France. Ici, on culpa­bi­lise beau­coup les gens qui sont dans la merde et du coup, ils ont un peu plus de mal à s’af­fi­cher et à assu­mer leur situa­tion diffi­cile, et ils n’osent pas se dire : « Allez au diable, on fait la fête même si on est pauvre ! » Mes albums ne sont pas des ouvrages de socio­lo­gie, et je n’ai pas voulu mettre en avant le bistro ni le fait que les person­nages picolent en perma­nence, mais plutôt l’idée simpliste d’une certaine liberté indi­vi­duelle.

LPC : Vous avoue­rez que vous aimez faire passer des messages, à travers vos albums, non ?

YL : Pas spécia­le­ment ou alors incons­ciem­ment ! Mais pour l’al­bum Chez Fran­cisque, qui est d’ailleurs assez mili­tant, je voulais répondre à ma façon aux gros cons car je sais très bien que, lorsqu’on parle avec eux, on arrive à les convaincre au bout de deux heures, et que ensuite leurs idées préconçues reprennent le dessus. Avec eux, cela ne sert à rien de perdre son temps. L’idée de cette BD était de montrer un gros con en action, de l’écou­ter puisqu’il parle fort. D’ailleurs, certaines vannes, je ne les ai pratique­ment pas retou­chées. Je les ai enten­dues telles quel. En revanche, Manu Larce­net fait évoluer les diffé­rents person­nages en les rendant pour certains plutôt gentils ou plutôt méchants, voire neutres, afin de sortir de la cari­ca­ture du gros con univer­sel.

LPC : C’est quoi et qui, pour vous, un gros con univer­sel ?

YL : Parfois je me pose la ques­tion : « c’est qui le gros con ? » et je me dis : « on ne serait pas tous un peu un peu gros con en nous-mêmes ? » Beau­coup de personnes pensent que le gros con est anti­sé­mite, anti-homo, anti-femme, anti-arabe, et qu’il serait repré­senté un peu comme Cabu le dessi­nait à une époque avec Mon Beauf’. Je crois qu’il faut sortir du stéréo­type car c’est plus subtil que cela. Je vois très bien des gens agréables deve­nir durant cinq minutes des gros cons soit avec leurs gamins, soit pour des histoires d’argent ou une ques­tion de parking, ou par leurs goûts musi­caux. Moi-même parfois je le suis, mais je m’en rends compte et je recti­fie le tir…

LPC : Vous décri­vez et critiquez dans Titine au Bistrot des goinfres et des arri­vistes profi­tant du prétexte « cultu­rel » pour assou­vir leurs inté­rêts person­nels. Là, vous passez bien des messages d’injus­tice ?

YL : Là, en l’oc­cur­rence oui, mais quand j’ai écrit et dessiné cette histoire, celle à cause de laquelle je me suis fait licen­cier de l’école des Beaux-Arts de Metz d’ailleurs, j’ai utilisé un ressort de l’hu­mour qui consiste de mettre en confron­ta­tion des person­nages qui ne sont pas censés se rencon­trer, et deux univers incom­pa­tibles. Comme si on mettait notre curé chez les nudistes, par exemple. Et là, Titine qui est dans la fange et traîne dans les bistros, une espèce de poivrasse qui va avec son petit frère dans un vernis­sage cul-pincé avec des gens qui parlent par acro­nymes, elle ne comprend rien de ce qui se passe. Titine, lorsqu’on la confronte avec un milieu cultu­rel pincé, avec des personnes, des tartufes de l’art contem­po­rain qui se font chier à mort mais qui viennent juste pour être vus régu­liè­re­ment, afin de rencon­trer untel ou untel et d’es­sayer de toucher une subven­tion, elle est complè­te­ment larguée. Et comme son petit frère a faim, ils rentrent tous les deux dans ce vernis­sage puisqu’ils voient des gens sortir avec de la bouffe. C’est une histoire de nour­ri­ture. Il y a ceux qui cherchent à manger et à boire, et qui ne complexent pas avec cela, et il y a ceux qui, sous prétexte d’une nour­ri­ture spiri­tuelle, vont se retrou­ver mais égale­ment pour se goin­frer. Simple­ment, l’ar­gu­ment sera diffé­rent. Voilà ce que je raconte. Plus que des gens, j’évoque des compor­te­ments, que je constate régu­liè­re­ment dans ces lieux. Dans cette histoire, si je peux me permettre, Titine est moins conne qu’il n’y paraît. Pour une fois, à travers elle j’ai essayé de dire quelque chose d’in­tel­li­gent (rire).

LPC : Vous aimez dépeindre la société d’aujourd’­hui et casser l’image et le stéréo­type des héros en quelque sorte ?

YL : Ah oui ! Par exemple dans Titine au bistro, l’hé­roïne est une poivrasse et quand appa­raissent des gens cleans comme les poli­ti­ciens, des commerçants ou d’autres person­nages, je fais ressor­tir la part de conne­rie qu’ils ont au fond d’eux-mêmes car, comme je le disais précé­dem­ment, on a tous nos cinq minutes d’at­ti­tudes crétines et là je reflète bien la réalité de la vie. On a pratique­ment la même propor­tion de crétins dans toutes les tranches socio­pro­fes­sion­nelles ou sociales. Je ne privi­lé­gie pas une caste ou une caté­go­rie, et mon bonheur dans la vie c’est de pouvoir les dégus­ter, les obser­ver et ensuite écrire des scéna­rios et dessi­ner des BD. Mais chacun est sot diffé­rem­ment dans la vie et c’est ce qui est chouette pour moi !

LPC : Vous n’êtes pas tendre avec l’art contem­po­rain, pourquoi ?

YL : L’art contem­po­rain devient en France un sport pour mendier du fric et daigner bouger le petit doigt pour pondre des concepts foireux et complè­te­ment éculés que les trois-quarts des gens ne comprennent pas. La condi­tion pour pouvoir faire réali­ser ces projets, c’est d’avoir de l’argent Il y a des personnes qui ne sont là que pour le fric ! Prenons l’exemple du Frac Lorraine, faut bien avouer que d’autres struc­tures simi­laires en France ont des démarches bien plus ouvertes que celle de notre région et prennent en compte le public. Pour la Lorraine, ça concerne quelques milliers de personnes seule­ment, et quand on va à un vernis­sage, on voit à peine 30 personnes, et ce sont toujours les mêmes qui gravitent autour du réseau. Sans faire de propo­si­tions déma­gos, il serait temps qu’on se dise que quand on utilise l’argent public, on devrait réflé­chir davan­tage sur des projets qui touche­raient un plus grand nombre de personnes. Vouloir être plus à la pointe qu’à la pointe, produire des trucs incon­som­mables et incom­pré­hen­sibles, où est l’in­té­rêt pour tous ? Par exemple, le futur direc­teur du centre Pompi­dou-Metz, Laurent Le Bon, est quelqu’un qui peut à la fois monter des expo­si­tions très poin­tues en art contem­po­rain et à la fois propo­ser des expo­si­tions complè­te­ment didac­tiques, ouvertes et ludiques. Voilà pour moi une façon intel­li­gente de propo­ser l’art au public.

LPC : Tous vos person­nages ont des têtes de cochons, pourquoi ?

YL : Je conçois mes person­nages comme des espèces de jouets que je mani­pule comme des porcins et qui bougent dans tous les sens en agis­sant avant de réflé­chir. C’est pour cela que je les ai flanqués d’un groin car leur tête coïn­cide avec leur compor­te­ment. Mes person­nages sont tous navrants. Dans mes histoires, il n’y a jamais un héros qui s’en sort. Le bon est aussi con que le méchant et je trouve que mettre en scène des humains comme dans une petite porche­rie, c’est assez marrant !

LPC : Vous avez été licen­cié des Beaux-Arts de Metz, quelle en a été la raison ?

YL : C’est quand même très con quand j’y repense de faire un tel foin pour quatre pages de BD dans Fluide Glacial. J’ai cassé ma carrière de prof pour une histoire de petits cochons. Je n’ima­gi­nais pas du tout que certaines personnes puissent se recon­naître dans mes planches et aillent voir leur chef en disant : « ben le porc qui se goinfre là, c’est moi ». Eh bien ! Si, elles l’ont fait ! Bon, je me suis dit que si quelques-uns se sont recon­nus, leur chef leur deman­dera de retour­ner à leur tâche. Eh bien ! non ! Pas du tout ! J’ai eu l’im­pres­sion qu’on voulait virer le vilain petit canard. C’est Jean-Marie Rausch, l’an­cien maire de Metz, qui a décidé de me licen­cier car, évidem­ment, personne aux Beaux-Arts ne souhai­tait mon départ, juste que je sois sanc­tionné. On ne m’a pas fait de cadeau ! D’ailleurs, j’avais passé un concours natio­nal que j’avais réussi, et je devais être titu­la­risé le lende­main de l’an­nonce de mon licen­cie­ment. C’est quand même injuste de briser une carrière, non seule­ment pour une histoire qui n’avait rien à voir avec la BD, mais surtout en prenant prétexte de ce que je raconte dans cette bande dessi­née, ce clin d’œil. Il n’était pas ques­tion de dénon­cer quoi que ce soit, c’était après tout l’his­toire de Titine au bistro.

LPC : Ne pensez-vous pas que vous avez dit tout haut, sous la forme de l’hu­mour, ce que certains pensent tout bas ?

YL : J’ai peur de rien, je dis ce que je pense ! Quand il y avait des choses qui n’al­laient pas, par exemple à l’école des Beaux-Arts à Metz, et qu’on ne voulait pas m’en­tendre, et que, parce que j’y étais profes­seur, on me disait que je devais me taire, je prenais ma plume et mon feutre et je dessi­nais les choses. Oui bien sûr je m’ex­prime, et je ne ferme pas ma gueule ! Je ne parle pas pour ne rien dire, du reste, mes états de service le prouvent, je suis plutôt un mec qui était très bien noté le temps qu’il était prof. Alors j’ai une ques­tion : est-ce qu’un bon fonc­tion­naire est celui qui doit se taire tout le temps ? Je ne crois pas… ce n’est pas ainsi qu’on fait avan­cer les choses !


Article publié le 5 mai 2008 dans le bimé­dia lorrain La Plume Cultu­relle.

Photo : © LPC|YL – Yan Lindingre.


 

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