2016

Livres papier contre livres numé­riques

Avant de me déci­der à écrire ce billet pour parta­ger mon exas­pé­ra­tion sur le prix élevé du livre numé­rique par rapport à celui du livre papier, j’avais une vague idée de l’uni­vers de l’édi­tion et une opinion ingé­nue et sommaire concer­nant son marché. Je n’y avais pas porté une atten­tion parti­cu­lière jusqu’ici, c’est-à-dire, il y a quelques mois. Depuis le début de l’an­née, j’em­prunte à la média­thèque un certain nombre de biogra­phies — voire même des auto­bio­gra­phies — d’écri­vains français. S’en­suit l’achat au format poche des œuvres les plus emblé­ma­tiques des auteurs du XXe siècle que j’af­fec­tionne et dont je connais un peu mieux la carrière : Sartre, Beau­voir, Genet, Duras, Malraux, Camus et  Heming­way entre autres. Et pour rester à la page avec les contem­po­rains, pour l’ins­tant : Thierry Hesse,  Éric Fotto­rino, etc. Ainsi, en premier lieu, j’en­tasse leurs ouvrages sur mon bureau  puis dans un second temps, je les lis pour m’im­pré­gner de leur style litté­raire.

Étant de nature assez curieuse et ne rechi­gnant pas devant les nouvelles tech­no­lo­gies, il y a quelques mois, je me suis dit qu’il serait judi­cieux d’ache­ter la version numé­riques de Paris est une fête et de Mémoires d’une jeune fille rangée afin de les lire sur ma tablette ou sur mon smart­phone n’im­porte où et dès que l’oc­ca­sion se présen­te­rait. Puisque deux initia­tives en valaient mieux qu’une, je me disais aussi qu’a­vec ces achats déma­té­ria­li­sés, j’al­lais dispo­ser, dans ma biblio­thèque, de quelques rayon­nages de libre pour des ouvrages de collec­tion. J’avais testé le procédé et… je me suis rapi­de­ment ravisé.

Après plusieurs tenta­tives infruc­tueuses,  je trouve que le plai­sir de parcou­rir une œuvre litté­raire sur un support papier est incom­pa­rable par rapport à la lecture d’un texte sur l’écran tactile d’un quel­conque outil infor­ma­tique. Autant parcou­rir un texte qui permet l’ap­pren­tis­sage de la métho­do­lo­gie ou le perfec­tion­ne­ment dans la maîtrise d’un art, ou dans un domaine profes­sion­nel, j’y arrive sans problème. Autant, dès lors qu’il s’agit d’un roman ou d’une nouvelle, je n’adhère plus à l’his­toire de la même façon et les mots se brouillent dans mon esprit pour fina­le­ment s’en échap­per. Mon intel­lect n’est pas solli­cité de la même façon. Bref, c’est un autre sujet que je n’ai pas le temps d’abor­der ici.

Parlons plutôt du prix que les grands éditeurs français, proté­gés par la loi Lang de 1981, imposent au lecteur pour un livre dans sa version numé­rique. Atten­tion, soyons bien clair, je ne parle pas des nouvelles maisons d’édi­tion telles que — la liste n’est pas exhaus­tive — Les Éditions Publie.net ou StoryLab, pour ne citer qu’elles, qui axent leur poli­tique de vente prio­ri­taire sur le numé­rique et ensuite, sur le papier. Pour ces maisons, il existe des coûts incom­pres­sibles et néces­saires pour déve­lop­per l’ac­ti­vité (gestion du person­nel, des locaux, des inves­tis­se­ments, etc.) et puis ceux liés à la produc­tion de l’ou­vrage déma­té­ria­lisé : frais de prépresse (saisie, traduc­tion, trai­te­ment de texte et mise en page), de marquage sécu­ri­taire (DRM), frais de déve­lop­pe­ments infor­ma­tiques, d’ar­chi­vage, de main­te­nance, frais de promo­tion (atta­ché de presse), de marke­ting (publi­cité et merchan­di­sing), frais bancaires et commis­sions pour les librai­ries en ligne et les droits d’au­teur des écri­vains. Mais pour lesdits grands éditeurs français, dont l’im­pres­sion du tirage papier repré­sente la quasi-globa­lité de leur chiffre d’af­faires, pensez-vous un seul instant que le fichier type Inde­sign, Xpress ou PDF utilisé chez l’im­pri­meur soit inuti­li­sable pour une version numé­rique ? Que la campagne de publi­cité qui accom­pagne la sortie d’un livre broché ou relié change la facture s’il existe une option de télé­char­ge­ment pour sa version numé­rique ? D’ac­cord, l’édi­teur prend peut-être un risque finan­cier sur un nouvel auteur ou sur un nouveau roman. Je gratte un peu plus l’écorce ; toujours plus profond. « — Vous voulez des exemples ? — Évidem­ment Jean-Michel, étaye un peu tes propos ! »

L’ou­vrage Paris est une fête d’Er­nest Heming­way, sorti en 1964, a renoué avec le succès, dans sa version de poche, en novembre dernier après les évène­ments tragiques du 13 novembre 2015, à Paris. Il s’en vendait par semaine, avant les atten­tats, envi­ron une centaine d’exem­plaires. Après la tragé­die, il s’en écoula 28 000 exem­plaires par période de sept jours, soit 125 400 vendus sur l’en­semble de l’an­née 2015. Sa version papier coûte 8,20 €, sa version numé­rique 7,99 €. Le livre n’a-t-il pas déjà été amorti depuis cinquante et un ans ? Peut-être fallait-il traduire une seconde fois le texte origi­nal en français ?  Qui sait, de l’au-delà, Heming­way a peut-être modi­fié sa prose ? Rempla­cer l’an­cienne mise en page par une nouvelle. Mettre en place une campagne de publi­cité chez les libraires concer­nant ce tout jeune auteur améri­cain Ernest Heming… Heming­way ? À l’ins­tar de cette déli­cieuse et jeunette écri­vaine française appe­lée Simone de Beau­voir dont le livre Mémoires d’une jeune fille rangée, sorti en 1958, vous coûte en livre de poche 8,70 € et en livre numé­rique 8,26 € Pour certaines enseignes, dites cultu­relles, si vous allez les récu­pé­rer en maga­sin, vous béné­fi­ciez d’une réduc­tion de 5 % de remise pour la version papier, ce qui rend l’ou­vrage encore moins cher que la version déma­té­ria­li­sée. Cher­chez l’er­reur ! Et le bon sens de la logique intel­lec­tuelle. Ah non ! La logique commer­ciale, pardon ! Allez, un dernier pour la route avec un auteur contem­po­rain : Chevro­tine d’Éric Fotto­rino paru le 7 janvier 2016 aux Éditions Galli­mard, en livre de poche pour 7,10 € et pour 6,99 € sur votre tablette. À l’ori­gine, le livre de poche fut créé pour réim­pri­mer des ouvrages déjà connus avec un succès suffi­sant et les propo­ser à un prix attrac­tif. En 2013, son marché repré­sente 13,4 % des ventes de livres et 24 % des volumes. Son chiffre d’af­faires avoi­sine les 343 millions d’eu­ros pour 103 millions d’exem­plaires écou­lés. Alors qu’at­tendent-elles pour propo­ser une impul­sion avec des mesures dignes du livre de poche pour la version numé­rique ?

Pour enfon­cer le clou, et après j’en aurai fini, je peux ache­ter un réel « objet numé­rique litté­raire » avec du texte enri­chi de conte­nus audio­vi­suels pour 7,99 € : Beau­voir, l’enquête d’Irène Frain aux Éditions StoryLab (il n’existe pas de version papier). Là, il y a une cohé­rence et une justi­fi­ca­tion du prix. Ce n’est pas juste, comme pour les exemples cités ci-dessus, un vulgaire copier / coller de la version papier.

Alors, les maisons d’édi­tion n’ont-elles pas voca­tion d’avoir une vue d’en­semble du marché et de se compor­ter tel un vision­naire esthète dans leur domaine de compé­tence ? De pres­sen­tir les nombreux chan­ge­ments tech­no­lo­giques de lecture et en consé­quence anti­ci­per le compor­te­ment du lecteur ? À défaut d’être prag­ma­tique, les voilà réac­tion­naires et conser­va­trices. Distillant leurs argu­men­taires sophistes, elles alimentent la querelle de clocher qui bat son plein depuis quelques années sur l’épi­neux sujet du livre papier face au livre numé­rique. Sans omettre le dossier du télé­char­ge­ment illé­gal de ce dernier. Encore un sujet sulfu­reux ! Je me rappelle une tout autre histoire surve­nue par le passé dans un autre secteur cultu­rel : l’in­dus­trie musi­cale et ciné­ma­to­gra­phique. À cette époque, les majors avaient poussé des cries d’or­fraie contre les télé­char­ge­ments pirates — donc illé­gaux — des fichiers mp3 ou mp4. Refu­sant d’adop­ter une réelle poli­tique commer­ciale avec des prix attrac­tifs, et en prenant en consi­dé­ra­tion le web et la nouvelle façon de consom­ma­tion des inter­nautes,  les indus­triels ne voulaient surtout pas réduire leur marge béné­fi­ciaire consé­quente, tout en espé­rant main­te­nir leur chiffre d’af­faires consi­dé­rable avec des parts de marchés mono­po­listes. Fina­le­ment, en conser­vant leurs œillères et en tergi­ver­sant pendant des années, des start-up ont vu le jour telles que Deezer, Spor­tify ou Netflix qui ont imposé aux anciens, le nouveau marché avec des forfaits allé­chants face à l’achat unique d’un CD ou d’un DVD. Aujourd’­hui, les acteurs du marché du livre semblent suivre la même voie de l’er­reur. Dommage ! C’est encore le lecteur qui va en pâtir, pour l’ins­tant ; demain, la donne ne sera plus la même mais il sera déjà trop tard pour les vieilles maison d’édi­tions sécu­laires. Le compte à rebours à déjà commencé.


Photo :  ©Janeb13 | pixa­bay.com – le site de la photo­graphe : Janeb13


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